Mesdames, Messieurs
Je tenais en premier lieu à remercier les organisateurs de cette journée, la région Rhône Alpes et notamment Farida Boudaoud, Vice-Présidente de la région, pour l’énergie qu’elle déploie sur ce sujet majeur pour la cohésion nationale. J’ai coutume de dire que les discriminations sont des morts sociales, parce que l’individu discriminé se voit dénier son appartenance à la société, se voit considéré comme un être à part différent des autres. Le premier engagement des responsables politiques, c’est bien de veiller au vivre-ensemble, de lutter sans relâche contre les injustices en défendant ceux qui en sont victimes. Je vais concentrer mon propos sur les discriminations liées à l’emploi et l’action du législateur dans ce domaine. Vous avez fait un choix pertinent dans un contexte de crise économique et sociale, et de chômage élevé, ce choix est d’une grande pertinence.
Un sondage mené auprès de salariés par l’IFOP pour le compte du défenseur des droits montre qu’un tiers des personnes interrogées estime avoir déjà été victime de discrimination. Cela suffit à démontrer l’ampleur de ce phénomène et la nécessité d’y apporter des réponses politiques précises. Ces données sont éloquentes car elles mettent l’accent sur ce qui est plus qu’un simple épiphénomène mais bien un fait de société marquant de nombreuses personnes.
A l’évidence, ces données reposent sur un ressenti et une simple déclaration et je devine que certains contesteront ces résultats et expliqueront qu’ils ont une absence de fiabilité. Il ne faut pas négliger ces avis car ils appartiennent à deux catégories d’individus très différentes mais qui toutes deux redoutables pour le vivre ensemble et notre modèle républicain.
La première catégorie relève de mouvances extrêmes pour qui « lutte contre les discriminations » rime simplement avec immigration. Leur corpus idéologique est assez cohérent, le refus de l’immigration, le refus de l’autre implique le refus de tout droit pour les immigrés ou leurs enfants. Que les discriminations puissent toucher d’autres publics comme les syndiqués, les femmes, les handicapés, les séniors, peu leur importe au final. L’extrême droite montre ainsi son vrai visage, celle du refus des politiques sociales et d’aide aux personnes en difficulté.
La seconde catégorie est plus pernicieuse. Elle rassemble de fervents soutiens de la lutte contre les discriminations. Cependant, ils souhaitent également promouvoir la discrimination positive qui n’est pas dans le corpus républicain. Dans ce combat, ils affirment la nécessité d’un outil : les statistiques ethniques qui permettent à les en croire de mesurer efficacement les discriminations.
Il suffirait donc de regarder le nombre de personnes handicapées dans une société donnée, le nombre de femmes, le nombre de personnes issues de l’immigration, le nombre de séniors pour mesurer la réalité des discriminations. J’ai peur que ce ne soit pas aussi simple, voire que la promotion de cet outil ne conduise à saper le combat contre les discriminations.
En effet, en premier lieu, le nombre brut de femmes ou de personnes issues de l’immigration, ou le nombre de personnes subissant un handicap dans une entreprise n’a jamais permis de dire si une entreprise opérait des discriminations. Dira-t-on que les entreprises de service à la personne qui emploient de nombreuses femmes et personnes issues de l’immigration sont des parangons de lutte contre les discriminations ? Ce serait aller bien vite en besogne.
En second lieu, je suis, en tant que femme politique, relativement inquiète face à cette volonté constante de se réfugier derrière des chiffres, des données, des calculs pour justifier une politique quelle qu’elle soit. En politique, le fait brut n’a que peu de poids s’il n’est pas accompagné d’un ressenti équivalent. Est-il besoin de rappeler qu’en 2002, Lionel Jospin a payé cher son refus de prendre en compte le ressenti d’insécurité. A l’époque, nous avions essayé de nous appuyer sur des faits, contestant le bien fondé du ressenti, chacun se souvient du succès de cette entreprise.
Par ailleurs, je suis de celles qui croient qu’une recherche qualitative permet de mesurer des faits extrêmement intéressants et qu’une simple recherche quantitative conduit à une perception tronquée d’une situation donnée. Mesurer n’est pas analyser, mesurer n’est pas comprendre.
Avoir recours aux statistiques ethniques me semble une mauvaise idée face aux enjeux qui sont les nôtres. Outre le fait qu’il s’agit d’une porte ouverte aux pires abus.
Lutter contre les discriminations n’implique pas une mesure parfaite, cela appelle des enquêtes de terrains mettant en évidence les mécanismes des discriminations et les parades éventuelles. C’est en décrivant finement les processus que l’on peut parvenir à mieux les circonscrire. S’il est une chose qu’un politique peut faire c’est encourager une recherche approfondie sur les questions des discriminations au travail permettant de proposer des outils adéquats pour combattre ces pratiques.
Par ailleurs, le rôle de l’élu, du législateur est aussi précisément de s’informer en lisant des travaux de recherche ou bien en invitant les chercheurs et décideurs à venir s’exprimer. Je tiens à ce titre à appeler votre attention sur le rapport sénatorial sur les discriminations au travail que viennent de faire paraître mes collègues Esther Benbassa, sénatrice du Val-de-Marne, et Jean-René Lecerf, sénateur du Nord. Ce rapport documenté représente un des axes majeurs du travail des législateurs, pourtant moins connu du grand public. Il s’agit de production de notes et rapports sur des sujets de société ou des aspects de droit. Ces notes détaillent les actions menées, le corpus législatif existant, dressent un bilan du travail effectué et proposent des améliorations et des évolutions. C’est ce que l’on appelle le travail législatif en amont d’un texte. Légiférer mieux suppose d’être bien informé.
Pour ma part, j’ai porté au Sénat la transposition de la directive européenne portant sur la création de la Haute Autorité de Lutte contre les discriminations qui aujourd’hui est intégrée dans les compétences du défenseur des droits. Par ailleurs j’ai porté le combat contre les emplois fermés après avoir étudié en détail les notes et rapports sur cette catégorie d’emploi et opéré des auditions, j’avais déposé une Proposition de Loi visant à supprimer ces emplois. De quoi s’agit-il ? Pour exercer certaines professions, il faut remplir des conditions de nationalité. En clair, être français. Tout un corpus de professions est ainsi concerné, ces restrictions d’accès datent en général du régime de Vichy mais ont été conservées par la suite. Il s’agit de discriminations légales mais elles semblent par leur existence même rendre légitimes les discriminations illégales.
La proposition de loi visait à supprimer ces conditions de nationalité pour un certain nombre de profession. Elle fut déposée en 2009 et voté à l’unanimité des groupes politiques. Cependant l’Assemblée Nationale, à l’époque de droite, rejeta ce texte. Plutôt que de proposer une 2e lecture, j’ai préféré à l’époque proposer des amendements à certains projets de loi gouvernementaux qui reprenaient des parties de ma proposition. Des projets de simplification du droit par exemple, ou encore le projet Hôpital santé territoires. Ce faisant, je choisissais non une approche globale mais une approche d’ingénierie sociale, proposant des évolutions progressives professions par professions.
C’est le deuxième enseignement sur le travail des parlementaires. Outre le travail législatif en tant que tel, il existe un travail de suivi des textes, de suivi des initiatives de manière par exemple, à ne pas faire des discriminations un sujet particulier mais au contraire une question multisectorielle, innervant de nombreux domaines économiques.
Ce travail patient, de suivi des textes et de propositions d’amendement constitue le cœur de notre action d’élu. Il permet de faire avancer progressivement les situations et de proposer des évolutions spécifiques nombreuses qui, mises bout à bout constituent de grandes mutations. Ce serait une erreur de croire que le législateur est nécessairement un partisan de grandes révolutions immédiates, quand il sait aussi porter des combats du quotidien et aboutir à de profonds changements de manière progressive.
En matière de lutte contre les discriminations, il faut aussi savoir compter sur des évolutions lentes des mentalités des pratiques, des idées. Il faut savoir proposer des modèles, des législations qui permettent une prise de conscience et des changements durables et réels.
De fait, je pense qu’aujourd’hui nous avons gagné un premier combat contre les discriminations en en faisant un thème de société, une question essentielle. Votre colloque le prouve. Aujourd’hui, il n’est personne qui puisse ignorer cette question et renvoyer ceux qui la portent à des affabulations. A ce titre, dans le même sondage de l’IFOP, près de 70% des personnes interrogées estiment que les discriminations sont un sujet essentiel. Cependant, un deuxième combat consistant à aider les victimes à porter le fer contre des pratiques préoccupantes me semble encore à gagner. Trop souvent la résignation semble l’emporter sur la volonté de se battre contre une injustice, un traitement discriminatoire. Cela passe sans doute par davantage de soutien en faveur des associations ou institutions en charge de cette question.
Cela passe également par une simplification des démarches afin d’aider les requérants et leur permettre de faire respecter leurs droits plus aisément.
Il faut également réfléchir à tous les moyens de limiter les discriminations notamment à l’embauche, qui sont les plus cruelles mais aussi les plus difficiles à démontrer. A ce titre, je veux rappeler que récemment le Conseil d’Etat a rendu une décision forte, demandant la généralisation du CV anonyme.
Je suis d’autant plus sensible à cette mesure que j’ai moi-même fait voter l’amendement appelant sa généralisation dans le cadre de la loi sur l’égalité des chances. Le CV anonyme part d’un constat, les recruteurs sans être nécessairement dans une volonté de discriminer, tendent à privilégier des CV qui correspondent à un modèle préconçu. Tout parcours sortant de l’ordinaire se voit rejeté. Il s’agit dès lors d’anonymiser les CV, un peu à la manière dont les copies sont anonymisées lors d’un concours de la fonction publique, pour permettre une égalité de traitement, les recruteurs perdant leurs repères habituels. Cette pratique fait l’objet de réticences de la part des syndicats tant patronaux que salariés qui doutent de sa fiabilité et de son efficacité. En Belgique où il a été généralisé dans les administrations, ainsi qu’en Allemagne, les résultats sont plutôt encourageants. Une loi votée doit être respectée quitte ensuite à en modifier le contour. Certains acteurs du secteur souhaitent également pousser dans d’autres directions, le CV vidéo par exemple. Il me semble souhaitable de ne pas limiter la boite à outils mais au contraire de multiplier les options, les possibilités. C’est là tout le travail d’un parlementaire qui modernise, reprend progressivement les outils pour les renouveler.
Toutefois, il faut aussi savoir nous interroger sur certains outils. Ainsi, je crois fondamental de ne pas trop segmenter les discriminations mais de rappeler l’unicité du processus, la permanence des structures de discriminations. Dans le cas inverse, non seulement on risque de diviser et séparer les luttes et d’affaiblir les discours mais également de perdre de vue le caractère commun à tout processus de discrimination.
L’islamophobie parlons-en.
L’islamophobie : ce nouveau racisme
Les essayistes dialoguent par voie de presse pour savoir si, oui ou non, le terme « islamophobie » est pertinent pour décrire la « violence symbolique » et parfois physique dont sont victimes ceux qui « réellement »ou « supposément » seraient musulmans. Sur ce point sémantique précis, il est utile de rappeler que l’usage du terme a été discrédité, pour vice de forme, par certains intellectuels français parce qu’il aurait été « inventé » par l’ayatollah Khomeini. En réalité, c’est l’administration coloniale française qui, au début du XXe siècle l’avait forgé. Dans un rapport de 2014, la commission Nationale des droits de l’homme revient longuement sur l’usage de cette notion pour finalement reconnaître sa validité : « le racisme a subi un profond changement de paradigme dans les années postcoloniales, avec un glissement d’un racisme biologique vers un racisme culturel. Certaines discriminations sont un sous produit de l’islamophobie.
Si la promesse républicaine est l’égalité, force est de constater que cette dernière est aujourd’hui mise à mal par les nombreuses discriminations dont certaines personnes sont victimes en raison de leur appartenance à l’islam.
En l’espace de quelques décennies, l’immigré est devenu le « beur » puis le musulman, en passant par « racailles » et « sauvageons ». Bercés par la promesse républicaine, « méritocratique et indifférente aux races et aux religions », ces populations ont fait valoir leurs attentes d’égalité à l’occasion de la Marche pour l’égalité de 1983, partis d’ici. Ce fut leur « marche des dupes » : cet évènement rebaptisé par les médias et partis politiques en « marche des beurs » a été détourné de son objectif politique : en renvoyant les marcheurs à une identité héritée et stigmatisée, les grands acteurs politiques ont démonétisé le message qu’ils portaient. C’est ainsi que les revendications d’égalité, à chaque fois insatisfaites, ont cédé la place à des revendications particularistes, nourries de la frustration d’être considérés comme des citoyens de seconde zone.
Les discriminations identifiées comme des « morts sociales » sont en effet des atteintes à l’idéal républicain en même temps qu’elles renvoient les personnes visées à une identité stigmatisée. La lutte contre les discriminations et la promotion de l’égalité passe par une lutte sans merci contre l’islamophobie et tous les racismes. Ce travail, parce qu’il participe de la lutte contre les préjugés et les stéréotypes, agit par voie de conséquence sur les discriminations.
Toutefois, je suis réservée sur les demandes émergeant autour d’une nouvelle catégorie spécifique de discrimination, liée à l’islamophobie. Il y a déjà beaucoup de motif de discriminations prohibés, la loi punit les discriminations ayant trait à la religion réelle ou supposée d’un individu, une insistance particulière sur l’islamophobie parait alors contestable.
J’ai été sensible au rapport de la commission consultative des droits de l’homme de 2013 qui mettait l’accent sur la montée des actes perpétrés contre les musulmans en France. Cette situation témoigne d’un certain raidissement identitaire en France qui est très préoccupant. Je pense que assurément que cette islamophobie croissante participe d’un climat renforçant les discriminations mais je ne pense pas pour autant qu’il soit pertinent de la singulariser par rapport aux autres discriminations religieuses. L’ajout d’une catégorie de discrimination doit se justifier par des critères précis qui ne me paraissent pas ici réunis, comment en effet distinguer l’islamophobie de toute autre discrimination de nature religieuse ?
Je suis convaincue de la nécessité de dénoncer l’islamophobie en tant que telle, de lutter contre ce climat qui favorise des processus discriminatoires. Je crois que cette critique générale a plus de poids qu’une simple catégorisation de l’islamophobie comme critère de discrimination.
Il ne faut pas confondre lutte contre les discriminations et promotion pour l’égalité réelle et lutte contre le racisme. La première demande une ingénierie sociale très pointue, des processus précis, des outils spécifiques. C’est une chaîne de production d’intelligence et de bienveillance.
En conclusion, je souhaite vous délivrer ce message d’optimisme. Il y a maintenant des voies de recours pour la lutte contre les discriminations. S’il est vrai qu’il est plus difficile et plus long parfois pour certaines personnes d’accéder à un emploi ou à une fonction, la République a ceci de vrai c’est qu’au bout d’un certain temps, les compétences effacent l’appartenance.
Je vous remercie.
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